L’année 2020 a été très difficile pour tout le monde », la combinaison des crises – sanitaire, sociale, écologique et économique – risque cependant de s’intensifier, prévient l’économiste Eloi Laurent. Pour l’auteur du livre Et si la santé guidait le monde ?, les signes d’espoir persistent malgré tout. Comme lorsque l’Europe inventait puis généralisait la protection sociale, il y a plus d’un siècle, il nous invite à refonder l’État providence en plaçant la santé de l’être humain et de son environnement au cœur des politiques du futur. Entretien.
Basta ! : Pour vous, le Covid-19 va-t-il marquer un tournant historique dans la manière dont les gouvernements considèrent la santé dans leur politiques économiques ?
Éloi Laurent [1] : Il est évidemment très tôt, trop tôt pour le dire. Nous sommes encore complètement assommés par cette année surréaliste et douloureuse alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) nous annonce que cette pandémie va avoir des effets peut-être encore pendant des décennies… En tant que chercheur, je vois cependant un tournant. J’ouvre le livre Et si la santé guidait le monde ? par cette dépêche AFP, qui m’avait sidéré, qui disait que le 7 avril 2020, 4 milliards de personnes étaient confinées totalement ou partiellement, pour préserver leur santé. 100 gouvernements dans le monde qui représentent plus de 50 % de la population mondiale avaient reconnu que la valeur supérieure de l’humanité, c’est la santé… C’est inédit dans l’Histoire. On pourrait penser que ça va de soi, qu’on l’a toujours su. Ce n’est pas le cas, puisque nos systèmes économiques sont fondés sur la croissance économique et pas sur la santé. En France, on n’a jamais dit ou entendu dire que la valeur supérieure qui devait guider, par exemple, le vote du budget, c’était la santé de la population. Chaque président qui arrive au pouvoir dit plutôt « Il faut le retour de la croissance et cela va régler tous les problèmes ». De ce point de vue, cette épidémie marque un tournant de fait, un moment historique dans lequel l’humanité converge vers une valeur supérieure qui est la santé.
Ensuite, les stratégies nationales ont été très différentes. Des pays ont réagi en phase avec les enjeux du XXIème siècle, comme la Nouvelle Zélande. Ce pays m’impressionne depuis le début de l’épidémie. Il y a eu 25 morts du Covid en Nouvelle-Zélande ! Pour cinq millions d’habitants ! Proportionnellement à la population, on a 130 fois plus de morts du Covid en France. La Nouvelle-Zélande est certes une île, mais le Royaume-Uni aussi est une île, et ils ont plus de 50 000 morts. La Finlande est un pays qui a une population presque égale avec un système social supérieur, ils ont 13 fois plus de morts par habitant. Pour comprendre le cas néo-zélandais, il est utile de regarder l’indice de sévérité des mesures de restriction construit par un groupe de chercheurs d’Oxford, qui agrège des données sur la fermeture des écoles, des frontières, des lieux de travail… [2].
La Nouvelle-Zélande a été un des premiers pays au monde à réagir en imposant des mesures de restriction dès janvier 2020. Mais c’est surtout le pays le plus strict au monde pendant une bonne partie du mois de février, alors que les responsables français par exemple ne comprennent pas l’ampleur de la catastrophe ou refusent d’en prendre la mesure. Début août, en pleine période électorale, quatre jours après le discours qui lance sa campagne, la Première ministre Jacinda Ardern reconfine le pays pendant une quinzaine de jours. Puis, les restrictions s’assouplissent fortement. Sur l’échelle de l’indice d’Oxford, la Nouvelle-Zélande est aujourd’hui autour de 20 quand la France approche 80, le maximum de sévérité étant 100. Au bout du compte, le pays a été beaucoup moins touché du point de vue économique alors qu’il a mis en permanence en avant la question de la santé. Cela ne doit rien au hasard : Jacinda Ardern a toujours affirmé qu’elle ne gouvernerait pas son pays les yeux rivés sur la croissance.
Le soi-disant dilemme entre croissance et santé confine à l’absurde : les pays qui enregistrent la plus grande perte de croissance sont également ceux qui ont le plus de pertes de vies humaines ! Les pays qui ont accordé la priorité à la question économique ont laissé, au printemps comme à l’automne, tous les indicateurs de santé se dégrader pendant plusieurs semaines. Ensuite ils ont été obligés de mettre en place des politiques drastiques, qui brisent la coopération sociale, avec un coût qui est une véritable punition imposée aux populations. Au bout du compte, ces pays se retrouvent avec plus de dégâts sanitaires, plus de dégâts économiques et surtout sociaux.
C’est un paradoxe de l’économie d’avoir placé, en essayant de mesurer la santé en termes de coûts et de gains de productivité, la rentabilité au-dessus de la santé des personnes ?
J’ai été étonné de la vulnérabilité de la France face à la première vague. Cela a été un désastre. Avec plus de 30 000 morts, nous avons été l’un des pays les plus touchés par nombre d’habitants. Pourquoi ? Il y a un an, on était en France dans la crise de l’hôpital public. Mille chefs de service avaient démissionné de leurs fonctions administratives car ils et elles considéraient que l’hôpital était maltraité par les pouvoirs publics. Les pays européens les plus touchés par le Covid – la France, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne – sont ceux de l’austérité sanitaire !
En Italie par exemple, les capacités sanitaires ont été affaiblies depuis quinze ans parce que le pays a été matraqué par l’austérité européenne, par ces critères de disciplines budgétaires qu’on a imposé aux pays européens pour les gouverner. La France a aussi imposé une austérité extrêmement forte à son système de soins, et elle continue d’imposer des économies à l’hôpital public en pleine pandémie. Et pourtant, le Royaume-Uni et la France ont inventé l’État providence au début du XXème siècle. Le système national de santé britannique, le NHS, et le système de santé français étaient considérés, il y a trente ans, comme les meilleurs du monde. Or ces systèmes de santé n’ont pas pu faire face à la première vague et encaissent difficilement la deuxième.
Ce n’est pas seulement aux politiques de revoir leurs priorités ? La responsabilité incombe-t-elle aussi aux économistes ?
Prenons un exemple concret de la rhétorique économique. Esther Duflo est une des économistes les plus influentes au monde. Elle était récemment interrogée sur une radio publique au sujet de la crise que nous vivons et elle déclare : « Cette fois la crise vient de l’extérieur… avec ce virus qui nous est tombé dessus ». C’est manifestement contraire à la réalité. Il est écrit en toutes lettres dans le dernier rapport de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les écosystèmes, rédigé par les meilleurs spécialistes mondiaux sur ces questions, que c’est précisément le fonctionnement actuel du système économique mondial qui est en cause dans la pandémie [3]. Ne pas entendre cela est dangereux, parce que les mêmes causes reproduiront les mêmes effets. Et c’est symptomatique d’une discipline économique qui n’arrive pas à s’extraire d’un raisonnement en vase clos, hors-sol, et qui ne comprend ni n’assume sa part de responsabilité dans la dégradation de la biosphère.
Les économistes ont deux énormes problèmes au XXIème siècle, qui montrent à quel point la profession est en décalage par rapport aux défis du temps. Le premier, c’est qu’ils ont largement colonisé le domaine de la santé avec leurs indicateurs et leurs modèles. Les indicateurs de l’analyse coût-bénéfice appliqués à la vie humaine, c’est exactement ce que dénonçaient les chefs de service hospitaliers avec leur démission collective l’an dernier. On commence à définir des indicateurs de séjours en hôpital, ensuite, avec la tarification à l’activité, on transforme les hôpitaux en machines financières. C’est ce qui se passe aux États-Unis, et le résultat est une catastrophe sanitaire. Les économistes ont une responsabilité très lourde dans cette financiarisation de la santé.
Le deuxième gros problème de l’économie, c’est qu’elle n’a quasiment aucune conscience des enjeux écologiques. Au contraire, elle fait écran avec les mêmes analyses coûts-bénéfices appliquées aux écosystèmes et à la biodiversité. Seulement 4 % des économistes professionnels sont spécialisés sur les questions environnementales ! Et quand ils s’intéressent à ces enjeux, cela peut donner des catastrophes, comme les travaux de William Nordhaus, qui a obtenu le prix de la banque de Suède [appelé prix Nobel d’économie], pour des modèles qui minimisent systématiquement le coût du changement climatique depuis 40 ans. Et pendant ce temps-là, les véritables scientifiques du climat, à l’aide de modèles incroyablement justes, bataillent pour alerter les décideurs sur l’urgence de l’action climatique !
Le fait de ne pas agir aujourd’hui, de ne pas appliquer, en France, les recommandations de la Convention citoyenne pour le climat car cela coûterait trop cher, est une hérésie économique : dans dix ans, cela coûtera dix à vingt fois plus cher de faire ces mêmes efforts, qui seront de toute façon nécessaires car le changement climatique et la crise des écosystèmes ne vont pas disparaître tout seuls. Aucun scientifique au monde ne pense que le changement climatique va se stabiliser de lui-même, aucun scientifique ne pense que les écosystèmes vont pouvoir se régénérer d’eux-mêmes, certainement pas dans les décennies qui viennent. Cela prendra des milliers d’années pour le climat, des dizaines de milliers d’années pour la biodiversité
Face à ce constat et au double défi de l’environnement et de la santé, vous en appelez à une refondation de l’État providence. Sur quelle base ?
Je mets en avant l’idée, que je pense relativement nouvelle, de la « pleine santé ». Cela signifie qu’on ne peut pas concevoir les systèmes économiques, qui ne sont qu’une petite partie des systèmes sociaux, sans une interconnexion avec les écosystèmes. Il faut réfléchir à ce qui noue ensemble les systèmes humains et les systèmes naturels. Je pense que le nœud fondamental, c’est la santé. Il faut absolument travailler ce lien du point de vue économique. Car vous n’avez pas d’économie viable avec des écosystèmes et des humains malades de concert, sous l’effet des pandémies ou du dérèglement du climat.
Lorsque j’entends évoquer le coût de l’intégration des enjeux écologiques dans les politiques publiques, j’ai immédiatement envie de retourner la question : quel est le coût économique et social de la non-écologie ? 10 000 ou 20 000 milliards d’euros par an ? 100 000 ou 200 000 vies perdues chaque année ?
Comment la perspective d’un État providence basé sur la pleine santé pourrait convaincre les tenants de la croissance à tout prix ?
La pleine santé est le concept qui permet de relier notre habitat et notre humanité, mais il faut ensuite des institutions pour le faire vivre. J’ai étudié de près la naissance de l’État providence, parce qu’en tant qu’économiste, je pense que c’est l’institution la plus géniale de l’histoire de l’humanité, une institution à la fois juste et efficace, avec cette idée de la mutualisation des risques et de la réduction des inégalités qui en découle. À la fin du XIXème siècle, les dirigeants comprennent que le système économique d’alors provoque des ravages sociaux, que le capitalisme industriel financiarisé provoque une déstabilisation sociale très profonde qui devient une déstabilisation politique.
Face à cela, en Allemagne, Bismarck, qui n’est pas exactement un grand démocrate, constate qu’autour de lui, ceux qu’il appelle « les socialistes » sont en train de gagner la bataille idéologique. Bismarck n’a aucune envie que le système politique soit renversé, donc, il réfléchit à une idée nouvelle, celle du bien-être collectif, à partir de l’idée du bien-être des travailleurs. Cette politique nouvelle, c’est la protection sociale. La première loi sur l’État providence dans le monde est décidée en 1883 en Allemagne. La France va suivre en 1898 par la loi sur les accidents du travail. Un nouveau contrat social se forme entre le capital et le travail.
Aujourd’hui, nos systèmes sociaux sont de plus en plus déstabilisés par les crises écologiques. Il nous faut donc inventer un nouveau contrat social entre, d’un côté, le bien-être humain et, de l’autre, la préservation de la biosphère, qui en est la garante en dernier ressort. L’idée d’un État social-écologique, c’est de faire entrer les crises écologiques dans le périmètre de l’assurance sociale pour mutualiser les risques et réduire les inégalités sociales qui en découlent. Sinon, on laisse les individus seuls face au risque et c’est profondément inégalitaire et cela le sera de plus en plus avec l’explosion des risques écologiques. Ce que je propose, c’est de considérer que les catastrophes écologiques sont des risques sociaux. Retrouvons une nouvelle forme de solidarité, mais cette fois sociale-écologique.
Comment étendre cette solidarité au niveau international ?
Au niveau européen d’abord, car c’est notre horizon commun. Les États européens doivent réunir leur forces non pas pour imposer une discipline budgétaire mais pour faire face ensemble à ces crises écologiques. Au niveau mondial, dans le cadre des négociations climatiques, il existe un schisme entre la responsabilité et la vulnérabilité. Les pays les plus responsables du changement climatique sont les moins vulnérables. Les pays les plus vulnérables sont les moins responsables. Les Philippines, en termes d’émissions de gaz à effet de serre, ne pèsent rien du tout. En revanche, face aux typhons, c’est l’un des pays les plus touchés au monde, et l’un des plus pauvres.
De même les pays africains représentent 3 % des émissions de gaz à effet mais vont être massivement touchés par le stress hydrique, les sécheresses, le dérèglement des cycles agricoles. Est-ce que la Chine, les États-Unis et l’Europe n’ont pas une responsabilité à l’égard de ces pays ? Historiquement, la responsabilité de l’Europe est même plus importante que celle de la Chine, même si celle-ci est devenue le premier émetteur. Le CO2 étant persistant dans l’atmosphère pendant au moins un siècle, la responsabilité des pays à l’égard du changement climatique s’évalue donc sur une centaine d’années.
N’y aurait-il pas des mécanismes d’assurance au niveau mondial qui peuvent faire que les pays qui ont le plus de moyens viennent en aide de façon organisée et structurée aux pays qui sont les plus vulnérables ? Cela s’appelle le mécanisme de « loss and damage » [4], une sorte d’assurance internationale par laquelle les pays les moins touchés et les plus riches pourraient venir en aide de manière structurelle aux pays les plus touchés par la crise climatique.
Vous preniez plus tôt l’exemple de la Nouvelle-Zélande, mais l’État social-écologique peut aussi se décliner sous des formes autoritaires et disciplinaires, plus proches de ce qui se passe en Chine ?
En effet, il y a un modèle chinois d’État social-écologique qui se dessine, et plus largement un modèle asiatique dans la gestion de cette crise du Covid. Ce modèle se fonde sur ce que j’appelle le « bio-techno-pouvoir », en référence à Michel Foucault. Il peut être terrifiant, avec une véritable répression sanitaire féroce qui se fait par des outils technologiques. C’est aussi pour cela que la Nouvelle-Zélande est un exemple important. Là-bas, la gestion de l’épidémie s’est faite par le dialogue, par le débat public, par la confiance politique, par une contrainte expliquée et acceptée, et par une première ministre qui a été réélue en menant cette politique.
Quand vous élisez des leaders attachés à la démocratie et au dialogue social, le résultat est là : 130 fois moins de morts qu’en France, où rien n’a été expliqué, où on pratique des politiques autoritaires depuis le début, sans aucune pédagogie. En France, les autorités n’expliquent pas pourquoi on en est arrivé là, à cette crise sidérante de notre sociabilité, car cela conduirait à des révisions déchirantes. Vous ne pouvez pas d’un côté dire clairement « la raison pour laquelle il y a le Covid-19, c’est parce qu’on détruit les écosystèmes et la biodiversité » et de l’autre passer l’été et l’automne à taper sur la Convention citoyenne pour le climat en disant que ses recommandations seraient un frein insupportable à la bienfaisante croissance.
Vous citez dans le livre Et si la santé guidait le monde ? plusieurs chercheurs scandinaves. Le Nord de l’Europe est-il en train de repenser l’État providence ?
Je cite en effet entres autres la finlandaise Tuuli Hirvilammi, avec qui je travaille sur ces politiques sociales-écologiques. Il y a dans plusieurs pays scandinaves des programmes de recherches sur ce qu’on nomme l’État providence soutenable (le « sustainable welfare »), que j’appelle de mon côté social-écologie [5]. Ces programmes partent du constat que les pays nordiques ont inventé au XXème siècle un modèle qui a très bien marché, qui a fait correspondre la croissance économique avec la protection sociale dans une boucle vertueuse. La productivité du travail alimente la croissance économique qui finance la protection sociale, qui va financer l’éducation et la formation, qui va rendre les gens encore plus productifs…
Le problème, c’est que ce modèle ne tient compte ni des écosystèmes ni de la biosphère, et que la croissance économique fonctionne comme un carburant au sens des énergies fossiles : elle produit des pollutions considérables. Ces pays sont donc en train de développer des nouvelles politiques sociales adaptées à ces enjeux. En Suède, ce sont des aides sociales conséquentes pour la rénovation thermique des bâtiments, ou des compensations de type taxe carbone mais socialement justes, qui font en sorte de ne pas imposer aux plus pauvres le coût de la transition écologique [6].
Pour vous, nous nous trouvons dans une phase de reconstruction pleine de possibles malgré les tentations identitaires ?
L’année 2020 a été très difficile pour tout le monde. Les phases de grandes crises peuvent toujours déboucher sur la guerre de tous contre tous, sur la recherche de boucs-émissaires, sur des revendications identitaires censées résoudre tous les problèmes en pointant les autres… Mais il y a aussi des éléments dans cette crise qui nous permettent de nous éloigner de cette tentation identitaire, certes très forte en France et dans le monde. Le signe d’espoir fondamental, c’est qu’en étant isolé, nous avons redécouvert le goût des autres, le besoin des autres, de nos proches et aussi des gens qu’on ne connaît pas mais qui forment le soubassement de notre existence et détiennent la clé de notre bien-être.
L’idée commune des divers appels pour le « monde d’après », publiés pendant le confinement, était de retrouver ce sens du bien-être collectif. C’est exactement ce qui s’est passé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce qui a fait qu’on est passé alors d’un état de souffrance, de violence et d’affrontement à de nouveaux principes de solidarité qui se sont traduits par des institutions durables, comme la Sécurité sociale. La pandémie est peut-être l’une des manifestations les plus fortes et tangibles de cette interdépendance, que ma santé dépend de la tienne, et réciproquement et que notre santé dépend des écosystèmes. Je vois ici la possibilité d’un monde qui céderait à la tentation de la solidarité.
Par Rachel Knaebel : Basta : 23-11-2020.
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