La COVID-19 est venue aggraver un autre virus qui faisait déjà des ravages dans le monde : celui des inégalités économiques. Et contrairement à la pandémie, cette nouvelle complication continuera de se faire sentir longtemps après que tout le monde aura été vacciné.
Les chiffres d’un rapport d’Oxfam, dévoilé lundi, donnent le tournis. On y constate que les 1000 individus les plus riches au monde n’ont eu besoin, l’an dernier, que de neuf mois pour recouvrer l’ensemble de leurs pertes financières infligées par la pandémie de COVID-19, alors qu’il faudra plus de dix ans aux personnes les plus pauvres pour se relever de ses répercussions économiques.
En fait, les nouvelles richesses accumulées l’an dernier seulement par les 10 milliardaires les plus fortunés (+ 540 milliards de dollars américains) auraient été suffisantes non seulement pour financer des vaccins contre la COVID-19 pour tous les habitants de la planète, mais aussi pour empêcher que des gens ne sombrent sous le seuil de la pauvreté extrême en raison de la pandémie. À la place, on craint que certains pays d’Afrique doivent attendre jusqu’à 2023 pour finalement avoir accès aux précieux vaccins, et l’on estime qu’entre 200 et 500 millions de personnes de plus sont allées grossir les rangs des plus miséreux de la planète l’an dernier, annulant deux décennies de diminution constante.
À lui seul, le patron d’Amazon et homme le plus riche du monde, l’Américain Jeff Bezos, s’était si bien remis, à la fin du mois de septembre, d’un bref recul de la valeur de ses avoirs qu’il aurait pu verser à ses quelque 876 000 employés une prime de 105 000 $ $US par personne sans diminuer d’un sou la fortune dont il disposait avant le début de la pandémie.
Nos riches à nous
Le Canada aussi a ses superriches, et ils s’en sont tout aussi bien tirés, constate Oxfam. Ses 44 milliardaires — dont font entre autres partie les familles Thomson (41 milliards de dollars canadiens) et Weston (9 milliards), mais aussi les Québécois Lino Saputo (5 milliards), Alain Bouchard (4 milliards) ou Jean Coutu (3 milliards) — ont ainsi augmenté leur fortune totale de 63,5 milliards. Partagée autrement, cette somme aurait permis de verser presque 17 000 $ à chacune des 3,8 millions des personnes les plus pauvres au pays.
Les 100 chefs d’entreprise les mieux payés au Canada ne s’en sont pas mal sortis non plus, se voyant verser, tous les deux jours, l’équivalent du salaire annuel moyen d’une infirmière.
« L’augmentation des inégalités n’est pas un problème nouveau. Mais la pandémie de coronavirus est venue aggraver le phénomène parce qu’elle frappe de façon disproportionnée les gens les plus vulnérables », a expliqué en entretien téléphonique au Devoir la directrice générale d’Oxfam-Québec, Denise Byrnes, à la veille du lancement du rapport intitulé : Le virus des inégalités.
Oxfam a pris l’habitude de brosser un portrait de l’évolution des inégalités dans le monde, qu’il dévoile chaque année en même temps que le lancement du Forum économique mondial. Pandémie oblige, le rendez-vous annuel des gens riches et célèbres de la planète ne se tiendra pas cette semaine dans la très chic station de ski de Davos, dans les Alpes suisses, mais de façon virtuelle.
La pandémie est survenue dans un monde où, depuis 40 ans, « les 1 % des plus riches gagnent plus de deux fois les revenus cumulés de la moitié la plus pauvre de la population mondiale », rappelle le rapport d’Oxfam. Déjà surreprésentés dans ces populations démunies, les femmes, les jeunes, les travailleurs vulnérables, les minorités visibles et les personnes âgées seules ont souvent le malheur d’être également plus présents dans les secteurs de l’économie et de la société les plus exposés au virus.
Si la tendance se maintient
Oxfam a sondé sur la question près de 300 économistes de 77 pays, dont le Canada. Neuf répondants sur dix ont prédit que les inégalités de revenus allaient augmenter dans leurs pays. Les deux tiers pensaient qu’il en serait de même pour les inégalités raciales et plus de la moitié s’attendaient à ce que la situation des femmes se dégrade aussi.
« L’impact sera profond, dit de la crise dans le rapport d’Oxfam la directrice générale du Fonds monétaire international, Kristalina Georgieva, avec des inégalités croissantes provoquant des bouleversements sociaux et économiques : une génération perdue pour les années 2020 avec des séquelles qui perdureront pendant plusieurs décennies. »
Les deux tiers des experts sondés par Oxfam constataient aussi que leur gouvernement n’a pas de programme en place pour contrer cette montée des inégalités. « L’intervention des gouvernements sera absolument essentielle pour réduire autant que possible les conséquences à long terme de la crise », fait valoir Denise Byrnes. « Ils en ont fait beaucoup au Canada en mesures d’aide d’urgence l’année dernière, mais les besoins ne s’arrêteront pas là. »
Elle parle de programmes sociaux plus généreux, d’une fiscalité plus redistributive et d’un réexamen en profondeur du modèle de développement économique. Elle invite les Canadiens à réaliser l’absurdité de cette situation où leur gouvernement a réservé auprès des fabricants assez de doses pour vacciner cinq fois chaque citoyen, alors que des pays pauvres pourraient devoir attendre leur tour des années.
Oxfam reprend aussi cette idée appliquée au sortir des grandes guerres mondiales d’un impôt spécial sur les grandes compagnies et les grandes fortunes. On estime par exemple qu’un tel « impôt temporaire sur les bénéfices excédentaires » des 32 multinationales qui ont gagné le plus au cours de la pandémie aurait pu générer suffisamment de revenus l’an dernier (132 milliards de dollars canadiens) pour assurer des indemnités de chômage à l’ensemble des travailleurs des pays à revenu faible et intermédiaire en plus d’y offrir un soutien financier à tous les enfants et à toutes les personnes âgées.
Par Éric Desrosiers : LeDevoir : 25-01-2021.
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