Par Ayélé Marie d’Almeida et Sandra Coffi : 19-07-2020

Un féminisme décolonial (2019), ouvrage le plus récent  de Françoise Vergès, vient poser les jalons d’un discours naissant qui revendique un féminisme dépourvu de toutes formes d’asservissement : capitalisme, sexisme, racisme.

À l’intersection de toutes ces injonctions silencieuses se trouvent les femmes et hommes racisés du Sud globalisé qui subissent les politiques développementalistes coloniales du Nord globalisé. Aujourd’hui, ses rapports de domination s’articulent autour des questions du care world, un système capitaliste et racisé qui permet aux femmes blanches de classe moyenne de pouvoir s’émanciper et concourir à des postes traditionnellement réservés aux hommes afin d’atteindre l’égalité des genres pendant que d’autres femmes comme les Philippines à Montréal ou encore les Congolaises du 16eme arrondissement parisien s’occupent de leurs enfants (Vergès, 2019 : 9-10). On comprend alors qu’il existe  une certaine inégalité au sein des  luttes féministes. Ce féminisme occidental blanc dont parle Vergès renvoie au paradoxe implicite que l’émancipation d’une femme ne peut se réaliser qu’au détriment d’une autre femme.

Ce constat qu’il existe une hiérarchie dans la lutte féministe n’est pas nouveau. Dès  les années 1970, plusieurs scientifiques et militantes du Sud globalisé dénonçaient déjà la volonté d’hégémonie du discours féministe de la part des femmes blanches occidentales. Dans ce contexte, la Décennie internationale de la Femme s’est révélée être une plateforme créée pour et par les féministes blanches afin de promouvoir leurs idées dans le champ féministe. À la marge de ce mouvement vont émerger des voix dissidentes, entre autres en Amérique latine avec le mouvement des Mujeres Creando, et en Afrique avec Jenda : A journal of Culture and African Women Studies initié par Fatou Sow. Celui-ci propose une lecture du féminisme africain par les Africaines. Et, finalement, en Asie, entre autres avec  le mouvement de femmes autochtones de la Mongolie. Leur volonté commune est  de déconstruire l’idée que toutes les femmes ont les mêmes chances car cette vision universalisante évite de prendre en compte toute situation de colonialité, pourtant omniprésente dans les pays du Sud global.

Au cours des années 1980-1990, le mouvement féministe s’est institutionnalisé. Plusieurs programmes sont créés dans le but d’améliorer les conditions de vie des femmes du Sud avec comme objectif de rétablir leur position dans les rapports sociaux. Trop souvent, les femmes du Sud étaient de facto considérées comme inférieures au sein de leur société. En réaction plusieurs théories ont été avancées afin de conceptualiser  ces programmes.  Dans un premier temps, « l’Intégration des femmes au développement » (IFD) ; « Genre et développement » (GED) ;  ensuite le « women and developpement » et plus récemment « femmes, environnement, développement » (Beaulieu & Rousseau, 2011).  Le féminisme s’impose dès lors  comme un mouvement théorique capable de penser les instances de décisions, des organisations non gouvernementales et sur la scène internationale puisque la variable « genre » est systématiquement prise en compte dans toutes les décisions. Toutefois, ce sont les valeurs du féminisme blanc occidental qui sont retranscrites dans ces programmes internationaux de développement. C’est là que réside toute la problématique des politiques développementalistes de genre aujourd’hui. Cet article tente de démontrer à travers l’exemple de la politique Genre et Développement (GED), l’inefficacité des modèles dominants de développement et des idéologies sur lesquels ces politiques se basent.

Débat épistémologique

Depuis l’apparition du livre Orientalism d’Edward Said en 1978, les scientifiques des écoles postcoloniales, subalternes et décoloniales n’ont cessé de poser la question de l’ethnocentrisme de la connaissance. Il existe selon nous, un débat d’ordre épistémologique qui doit être posé autour des notions de genre et de développement.

Dès les années 1990 Escobar, Esteva,  Prakash et bien d’autres intellectuels ont démontré que le développement international est  un discours, une narration justifiant la volonté d’expansion de la modernité libérale par les Américains sur le reste du monde (Caouette & Kapoor, 2015 : 5-6). Cette prise de position remet en question un paradigme du développementaliste centré sur l’Occident qui conçoit le Nord global comme « développé » et le Sud global comme « sous-développé ». Labrecque confirme en soulignant que c’est une compréhension des réalités du Sud par rapport aux intérêts du Nord. Ainsi, dans une ère postcoloniale, le Sud globalisé est devenu un problème pour les économistes du Nord globalisé pour lequel ils trouvent des solutions sous forme de projets et de programmes (Labrecque, 2000,). L’approche constructiviste qu’adoptent Escobar et les autres permet d’envisager le développement à travers plusieurs perspectives qui prennent en compte le racisme, le colonialisme et l’impérialisme. À la suite de cette réflexion, l’anthropologue Olivier de Sardan propose une nouvelle définition du développement qui reflète cette position critique, soit  : « L’ensemble des processus sociaux induits par des opérations volontaristes de transformation d’un milieu social, entrepris par le biais d’institutions ou d’acteurs extérieurs à ce milieu, mais cherchant à mobiliser ce milieu et reposant sur une tentative de greffe de ressources et/ou techniques et/ou savoirs. » (Olivier de Sardan, 1995 : 7).

Le genre quant à lui est compris comme un concept social qui renvoie à un ensemble de caractéristiques socialement construites par opposition au sexe qui renvoie à la détermination biologique d’une personne. L’approche GED s’appuie donc sur ce concept de genre afin de participer à la réduction des inégalités dans les pays du Sud global. Cependant plusieurs chercheurs issus du Sud rejettent le genre comme principe d’organisation sociale. Dans les pays postcoloniaux, il faut garder à l’esprit que le colonialisme économique et culturel ne s’est pas achevé dans les années 50-60. La colonialité est ainsi  cette mutation du colonialisme qui continue par véhiculer des pratiques, des imaginaires, et des hiérarchies, hérités du colonialisme. En ce sens, Maria Lugones montre que le genre et le sexe sont des constructions sociohistoriques qui se mettent en œuvre avec la colonisation. Le genre caractérise davantage une problématique des femmes blanches bourgeoises enfermées dans des rôles sociaux de genre stéréotypés (Abellón & Lugones, 2014). Tout comme la sociologue nigériane Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí souligne, par exemple, dans The Invention of Women : Making an African Sense of Western Discourses que dans plusieurs sociétés africaines, notamment chez les Yorùbá, c’est plutôt l’ancienneté qui régit les rapports sociaux (Sow, 2011 : 53).

Ainsi les politiques développementalistes basées sur les concepts d’homme/femme découlant des expériences occidentales ne peuvent être transposées telles quelles dans les sociétés du Sud global, comme, dans ce cas,  dans une société africaine. On réalise ainsi clairement l’inapplicabilité des modèles théoriques développés par les instances internationales pour les contextes du Sud. Partant de ce débat épistémologique, il ne s’agit pas de nier l’inégalité des rapports sociaux dans les pays du Sud globalisé, mais plutôt de repenser la manière dont cette dernière est appréhendée sur le terrain.

L’emporwement et l’agentivité

L’approche GED, est née au cours des années 1980 des critiques féministes des modèles successifs de développement instaurés par les grandes institutions internationales. Elle est le fruit des confrontations et des préoccupations des féministes marxistes, matérialistes radicales et des mouvements de femmes du Sud. Cette approche Bottom up se voulait plus critique, plus radicale, plus relationnelle, plus globale et surtout axée sur l’auto-organisation et les luttes par et pour les femmes (Beaulieu,Rousseau,2011 : 5). Deux innovations sont apportées par l’approche GED : l’empowerment et l’agentivité.

La notion d’empowerment  qu’on peut traduire en français par autonomisation constitue désormais le dénominateur commun de tous les programmes de développement. Initialement développé dans une perspective critique, l’empowerment est aujourd’hui un concept vidé de son sens (Moser, 1989). Il s’insère dans un discours dominant du développement qui présente la pauvreté comme phénomène inévitable dans lequel les femmes du Sud seraient à la fois complices et victimes. Ceci repose principalement sur deux procédés : premièrement, il y a dépersonnalisation des rapports sociaux et transformation de ceux-ci en procédures objectives qui découlent d’une rationalité échappant à l’action humaine. Ceci a pour effet que la politique, entendue au sens de débat public sur les choix de société, cède la place à la gestion, comme application de procédures à des « situations » (Luhmann, 1999). Et deuxièmement, il y a disqualification des personnes qui en subissent le plus directement les contrecoups, puisque ce sont elles qui sont en situation de défaillance, qui ont « fauté » (Lamoureux, 2005).

Pour Jules Falquet, « l’empowerment des femmes » a été mis en place pour féminiser la pauvreté. La féminisation de la pauvreté serait donc « un phénomène dans lequel les femmes représentent un pourcentage disproportionné de pauvres dans le monde », d’où l’expression « les plus pauvres des pauvres sont des femmes ». La pauvreté est comprise et évaluée dans un  spectre de revenu et de pouvoir. Elle dispose d’une valeur quantifiable et qualifiable. C’est une valeur quantifiée, financière et monétaire, identifiable pour les institutions internationales et les gouvernements.  Pour les Nations Unies, être pauvre veut dire gagner 1 dollar ou moins par jour ; être pauvre en Europe c’est gagner moins de 60% du salaire médian et en France c’est moins de 50% du salaire médian. La pauvreté détient aussi une valeur qualifiée, basée sur la satisfaction des besoins fondamentaux (se nourrir, se loger, se soigner, s’éduquer, etc).

Ce discours sur la féminisation de pauvreté s’offre en parallèle au discours sur la pauvreté intergénérationnelle, l’idée selon laquelle les personnes chroniquement pauvres se caractérisent par le fait qu’elles restent dans la pauvreté pendant une longue période. Cela peut signifier que la pauvreté se transmet d’une génération à l’autre, les parents pauvres ayant des enfants pauvres, qui sont plus susceptibles de devenir eux-mêmes des adultes pauvres. Cette transmission intergénérationnelle de la pauvreté implicitement imposée aux femmes déresponsabilise, par ailleurs, les hommes dans leur rôle de père. Ainsi, mettre les femmes au centre des projets de développement n’est pas une réponse efficace et durable. C’est une solution éphémère qui est basée sur le simple constat que les femmes du Sud sont considérées comme de meilleures gestionnaires que les hommes.

La notion d’empowerment sous-entend aussi que les femmes du Sud ont une faible capacité d’agir.. Cette faiblesse ne serait pas naturelle, mais sociale et peut  être corrigé par un processus d’augmentation ou de renforcement de capacités. La notion d’empowerment constitue  une innovation parce qu’elle s’oppose aux logiques d’assistanat et de dépendance, d’où le statut d’agent qui leur a été accordé.

Cependant, en devenant « agent » du développement, on impose d’une part aux femmes une autonomisation qui ne peut passer qu’à travers un spectre néolibéral, d’autre part, la démarche de l’agentivité insinue qu’il suffirait de doter les femmes de certaines capacités sans qu’il soit nécessaire d’opérer des transformations systémiques de la structure sociale. Ce type d’approche conduit à invisibiliser paradoxalement le poids des structures sociales pesant sur les femmes. Ainsi, les  études récentes de Mohindra et Christian ont démontré que la participation des femmes au micro-crédit, une pratique de l’empowerment, accentuait certains facteurs de la violence conjugale en Asie du Sud. Cette réalité illustre  le fait que les pratiques du développement ne prennent pas en compte le bouleversement des relations entre les genres généré par l’autonomie de la femme. Il ne suffit pas de renforcer les capacités des femmes du Sud, il faut aller encore plus loin en mettant en œuvre des interventions spécifiques qui répondent aux contextes dans lesquels elles interagissent.

Vers une analyse intersectionnelle

À travers l’exemple de l’approche GED, on remarque l’instrumentalisation du genre dans l’implantation des programmes de développement. Cette approche exhibe une  incapacité à répondre aux besoins réels des femmes et hommes du Sud. Cette incapacité résulte non seulement d’une vision politique du développement, mais aussi de l’occultation des intersections de différents types de domination. Les formes de colonialité qui subsistent dans les pays du Sud rendent nécessaires une analyse globale qui considère toutes les formes d’oppression subies par les femmes du Sud. En effet ces formes d’oppression conjuguent à elles seules les effets de l’âge, du sexisme, du racisme, et  du classisme. Cette conjugaison d’oppressions aussi appelée « matrice des oppressions » est un concept introduit d’abord par Patricia H. Collins dans les années 1990, repris ensuite par la juriste Kimberley Creenshaw qui propose la notion d’intersectionnalité en s’appuyant sur les réalités des femmes afro-américaines se retrouvant souvent au carrefour de plusieurs formes d’oppressions (Corbeil & Marchand, 2007).

Dans le contexte du développement, ce paradigme propose un outil d’analyse qui permet de mieux cerner les besoins des populations du Sud. Une analyse intersectionnelle est essentielle dans la mise en place des programmes internationaux, car elle pose un cadre de compréhension dans lequel les femmes du Sud ne sont plus seulement analysées en termes de rapports de sexe, mais propose plutôt une lecture exhaustive des interrelations qui co-existent  à l’intérieur d’expériences d’oppressions. Sirma Bilge ajoute qu’il s’agit de « s’attarder sur les variations dans l’espace et dans le temps de cette domination et sur les mécanismes de multiplication pour certaines catégories qui accumulent les minorisations multiples » (Bilge, 2005 : 3). Dans cette perspective, les approches de développement basées sur le genre doivent s’adapter à un espace interactif dans lequel coexiste une pluralité d’expériences. Pour une problématique du Sud, il faut trouver des solutions pour les femmes et les hommes du Sud. Omettre le contexte de colonialité dans lequel ces individus reçoivent de  l’aide peut entraîner des résultats inattendus.

Conclusion

Les approches genre et développement initialement conçues pour répondre aux besoins  des populations du Sud se sont avérés être un instrument politique pour les institutions internationales et le féminisme blanc occidental. En instrumentalisant les femmes du Sud, ces pratiques de l’empowerment viennent renforcer l’idée du développement néolibéral qui ne prend pas en compte les réalités de ces individus. En adoptant une analyse intersectionnelle, l’idée est d’une part de reconnaître  le contexte de colonialité que ces femmes subissent et d’autre part de le déconstruire afin de proposer une approche qui répond aux aspirations de ces personnes. Il y a alors une urgence d’étudier le développement comme catégorie d’analyse dans une démarche systémique, non pas pour trouver les causes d’un problème, mais plutôt de faire le lien entre les différents enjeux.

Biographies 

Marie Ayélé d’Almeida est étudiante en maîtrise en Affaires publiques et internationales à l’Université de Montréal. Ses travaux portent sur les actions humanitaires et de développement, avec une focalisation sur les pratiques de sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest.

Sandra Coffi est titulaire d’un baccalauréat en Science politique de l’Université de Montréal et d’un certificat en Gender Studies de l’Université Concordia. Ses travaux portent sur les perspectives décoloniales dans le développement international.

Références 

Abellón, P. (2014). María Lugones, una filósofa de frontera que ve el vacío. Mora, (20), 183-189. 

Beaulieu, E., & Rousseau, S. (2011). Évolution historique de la pensée féministe sur le développement de 1970 à 2011. Recherches féministes, 24(2), 1-19.

Bilge, S. (2005). « La différence culturelle et le traitement au pénal de la violence à l’endroit des femmes minoritaires : quelques exemples canadiens », The International Journal of Victimology, année 3, n3, 1-13.

Bilge, S. (2015). Le blanchiment de l’intersectionnalité́. Recherches féministes, 28 (2), 9–32. https://doi.org/10.7202/1034173ar

Caouette, D., & Kapoor, D. (Eds.). (2015). Beyond colonialism, development and globalization: social movements and critical perspectives. Zed Books Ltd..

Corbeil, C., & Marchand, I. (2007). L’intervention féministe intersectionnelle: un nouveau cadre d’analyse et d’intervention pour répondre aux besoins pluriels des femmes marginalisées et violentées. Montréal: Alliance des recherches IREF/Relais-Femmes.

De Sardan, J. P. O. (1995). Anthropologie et développement: essai en socio-anthropologie du changement social. KARTHALA Éditions.

Falquet, J. (2011). Les «féministes autonomes» latino-américaines et caribéennes: vingt ans de critique de la coopération au développement. Recherches féministes, 24(2), 39-58.

Labrecque, M. F. (2000). L’anthropologie du développement au temps de la mondialisation. Anthropologie et sociétés, 24(1), 57-78.

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Madrigal, Paloma ; Rahona, Alexia ; Sánchez, Ana ; Stalenhof, Bea. 2000. « El empoderamiento en la cooperación al desarrollo : dudas y reflexiones », Revista española de desarrollo y cooperación, n° 6, primavera/verano 2000. pp 85-93.

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