La CNUCED ouvre des brèches dans son Rapport 2020 – Le rapport publié en septembre 2020, offre un diagnostic très pertinent sur la situation présente. Alors que la pandémie continue de se déployer sur le monde. Son Aperçu général est écrit d’une façon étonnement directe, sans langue de bois ! le Rapport met notamment en relation la décennie qui a suivi la crise de 2008 avec la situation présente devant la prochaine décennie.

Des engagements pris en 2009 non tenus

Pour sortir de la crise de 2008 [1], des engagements ont été pris en 2009 lors du G20 de Londres [2]. Le rapport de la CNUCED montre que ces engagements n’ont pas été respectés. Notamment en ce qui concerne la régulation des systèmes financiers en contrepartie des immenses ressources que les Etats leur ont apporté pour éviter leur faillite. Les politiques d’austérité qui ont été adoptées pour compenser cet endettement accru des Etats ont été, selon l’expression reprise dans le Rapport, une socialisation des pertes face à une privatisation des bénéfices [3]. Ces politiques d’austérité ont creusé les inégalités. Et n’ont fait qu’affaiblir une croissance déjà très faible. La hausse des cours des actions et autres actifs a été choisie comme indicateur de réussite, détournant l’attention des salaires à la traîne et des inégalités toujours plus grandes.

En 2019, la situation était très défavorable

Au terme des 10 années qui ont suivi la crise de 2008, et avant même le déclenchement de la pandémie du Covid 19, la situation économique était dégradée. Elle se caractérisait par des inégalités marquées et persistantes, une croissance atone, des investissements faibles, une compression endémique des salaires dans les pays développés et des conditions de travail précaires dans les pays en développement.

Sur cette situation, la crise de la COVID-19 ajoute de nouvelles menaces et aggrave les fissures qui existaient dans un monde déjà angoissé.

Sur la base de ce diagnostic, le principal message du Rapport est le suivant

La crise économique et sociale actuelle est sans précédent depuis celle de 1939. L’économie mondiale a été mise en « coma artificiel » par les mesures sanitaires exigées par la pandémie du Covid 19. Cette situation offre l’opportunité de prendre des mesures profondes pour corriger la situation défavorable qui existait déjà avant la crise liée à la pandémie.

Pour ce faire, les Etats doivent engager d’importantes politiques de relance selon un plan coordonné au niveau international. Ils doivent le faire en rompant avec l’idée selon laquelle les régulations publiques affaiblissent la croissance. Idée qui a soutenu jusque là les politiques économiques de l’ensemble des pays, au Nord comme au Sud. Et qui n’a conduit qu’à dégrader la situation.

La CNUCED ouvre des brèches couverture

Keynes et Roosevelt comme inspirateurs

L’esprit de ces politiques de relance s’inspire explicitement de celui qui a prévalu lors du New Deal pour sortir de la « Crise de 29 » aux Etats Unis. Et surtout des dispositions majeures prises à la fin de la Seconde Guerre Mondiale lors de la Conférence de Bretton Woods. Celle-ci a dessiné le monde multilatéral qui a façonné les années d’après-guerre. Avec la Guerre Froide entre USA et URSS. La reconstruction de l’Europe et du Japon ravagés par la Guerre. Les décolonisation et l’apparition du concept de « développement » compris comme un rattrapage par les pays du Sud des économies industrialisées du Nord.

Face aux évènements dramatiques majeurs d’alors (Crise et Guerre mondiales), l’esprit de ces politiques a été une combinaison des propositions de l’économiste Keynes, portées par le président des USA, Roosevelt. Ils ont sauvé le capitalisme par le côté social et la responsabilité politique des Etats, pourrait-on dire.

Cette inspiration donne un poids certain à ce Rapport. Cependant, nombre des propositions qui suivent le diagnostic ne sont pas, selon moi, en phase avec les enjeux actuels

Les propositions du Rapport de la CNUCED sont datées

Globalement, l’objectif tracé par le Rapport vise le rétablissement d’une croissance élevée afin de réduire le chômage. Or cette perspective, largement inspirée par la pensée keynésienne, ignore les données structurelles qui prévalent aujourd’hui.

Tout d’abord, les enjeux environnementaux

On sait que le modèle de croissance des pays du Nord n’est pas extensible à toute la planète. Car la ponction qu’il exerce sur les ressources naturelles de la planète. Or il ne suffit pas d’ajouter un fin de paragraphe quelques lignes disant qu’il faudra tenir compte de l’environnement pour répondre à ces défis. C’est le contenu même de la croissance qui est à remettre en cause. Des secteurs entiers doivent réduire d’activité : ceux qui sont consommateurs d’énergie fossile notamment. D’autres secteurs intensifs en main d’œuvre (comme le « care ») doivent être revalorisés et développés…

Déconnection de la croissance économique et de celle de l’emploi

Ensuite, le Rapport ignore le découplement entre croissance économique et croissance de l’emploi que la mondialisation libérale a réussi à provoquer. Depuis 2000 en effet, on assiste à un tel décrochage : la croissance économique ralentit. Mais la croissance de l’emploi ralentit encore plus. Et ce phénomène s’est accéléré après la crise de 2008. Il est une des voies de l’accroissement des inégalités.

Mutation dans le statut du travail

Lié au point précédent, le Rapport ne tient pas compte des évolutions des formes de « mise au travail » des sociétés. Contrairement à ce qui était pensé en matière de développement jusqu’il y a quelques années, l’horizon du développement au Sud n’est plus l’extension du salariat à des fractions croissantes de travailleurs. Selon cette approche, le travail informel était considéré comme un résidu qu’on allait le réduire progressivement par le « développement ». C’est cette position qu’adopte le Rapport. Et elle s’avère erronée !

Baisse de l’emploi sous statut salarial dans le monde

En effet, on assiste depuis deux décennies à une baisse de la part du salariat dans l’emploi total, au Sud comme au Nord. Cette baisse est due à la croissance de l’emploi informel au Sud.

Au Nord, elle est due à la croissance des emplois « indépendants » en lien avec le mouvement de « plateformisation ». Uber représente la forme emblématique de cette nouvelle organisation du travail. Elle libère l’employeur de ses obligations légales en matière de droit du travail. En face, le travailleur « gagne » en indépendance ce qu’il perd en sécurité.

Désir d’autonomie d’une partie des travailleurs

Mais ce phénomène est aussi nourri par un désir authentique d’indépendance d’une partie des travailleurs, surtout parmi les jeunes adultes. En Californie, le référendum organisé en marge de l’élection présidentielle du 3 novembre 2020 n’a pas donné la majorité à la proposition de requalifier comme salariat la relation entre plateformes et travailleurs. La majorité des votes est allée à la proposition de renforcer les droits de ces travailleurs, en les maintenant dans leur statut d’indépendants. Ce résultat ne vaut pas enquête mondiale, mais il suggère que le mouvement vers « l’Ubérisation » du travail rencontre une certaine adhésion dans des couches de travailleurs.

Prendre acte de cette évolution et consolider les droits de ces travailleurs

L’enjeu est donc de consolider les droits de ces travailleurs indépendants pris dans ces nouvelles formes d’organisation du travail. C’est d’ailleurs la préconisation du rapport de la Banque mondiale « Le travail en mutation » [4] de 2019 qui suggère que c’est à l’Etat de prendre en charge le financement de ces droits nouveaux, à charge pour lui de trouver de nouvelles ressources fiscales auprès des grandes firmes en limitant l’évasion fiscale et en taxant les profits tirés de la spéculation sur le foncier péri-urbain [5].

Le Rapport méconnait la souplesse des activités informelles

Autre point. Le Rapport pointe le risque de destruction par les politiques sanitaires de larges pans de l’activité informelle.

C’est surtout dans les pays du Sud, que la pandémie a affecté le secteur informel, largement majoritaire dans la population. Une activité qui fournit des ressources au jour le jour aux personnes qui s’y livrent. Petit commerce de rue, transport, aides à domicile… A noter que ce secteur emploi un nombre très important de femmes. Il y a aussi le travail agricole qui est en majorité non formalisé dans les pays du Sud. Or ce qui a pu se défaire du fait des prescriptions sanitaires peut se reconstituer rapidement dès que les contraintes se lèvent… en raison du caractère informel de l’activité.

Les risques sur l’emploi sont bien plus élevés dans les secteurs formels. Que ce soit dans les grandes entreprises et surtout dans les moyennes entreprises formelles.

Le Rapport comporte des angles morts

Il n’évoque pas la jeunesse. Or c’est bien la jeunesse de tous les pays, au Sud comme au Nord, qui paye et qui va payer le prix le plus élevé de cette crise pandémique.

D’abord, aujourd’hui, en termes d’accès à l’activité économique. Y compris aux « petits boulots » pour les étudiants. Et parmi ces derniers, les étudiants étrangers qui n’ont pas de famille dans leur pays d’accueil ont été durement affectés

A court terme, la solidarité, par les familles, les ONG, ou d’une façon informelle, a permis d’amortir le choc de la perte de ressource liée à la fermeture temporaires des activités.

A plus long terme, les Etats au Nord ont accumulé des dettes colossales pour compenser les effets des restrictions sanitaires sur l’activité économique et soutenir les entreprises en difficulté. Qui va financer le remboursement de ces dettes ? Cette question appelle des réponses en termes d’enjeux de répartition « instantanée » qui vont dépendre des rapports de force sociaux et politique. Mais cette question mobilise aussi des enjeux temporels. Ce sont, globalement, les générations futures qui financeront les remboursements directs ou indirects de cette dette. Les jeunes d’aujourd’hui sont donc concernés !

Autre point non traité, l’impact sur la migration

Le Rapport n’évoque pas l’impact de la crise actuelle sur les migrants (les stocks) et sur les migrations (les flux). D’ores et déjà, on sait que les migrants ont joué un rôle majeur dans le maintien de l’activité pendant les confinements. Leur part dans les « travailleurs essentiels » est supérieure à celle dans la population totale. Et aussi leur part en tant que travailleurs exposés à la maladie. Leur rôle dans la solidarité avec leur région d’origine pendant les confinements, a été également signalé [6]. Ces facteurs sont porteurs d’un narratif positif sur la migration.

Il conviendra d’effectuer des études approfondies sur ces sujets pour mesurer les impacts de la crise actuelle.

Au-delà de ces manques et des préconisations datées, le Rapport ouvre des brèches dans le discours dominant sur la situation du monde

C’est ces dimensions positives que nous retenons dans la publication de ce Rapport. Un rapport produit par une instance de l’ONU qui a longtemps été marginalisée par celles des organisations internationales qui fabriquaient la pensée néo-libérale.

Pour terminer, je reprends la dernière phrase de l’Aperçu général du Rapport. Il y a des raisons d’espérer mais sans être exagérément optimiste.

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Par Jacques Ould Aoudia : 27-11-2020.

[1] Sur la crise bancaire et financière de 2008 ==> VOIR ICI

[2] Sur ce G20 de 2009 tenu à Londres, ==> VOIR ICI

[3] Les citations (en italiques) sont tirées de l’Aperçu général du Rapport  ==> VOIR ICI

[4] Accès à ce document ==> ICI

[5] Et aussi en instaurant une taxe sur le sucre, facteur d’aggravation des maladies chroniques.

[6] Voir la Tribune publiée dans le quotidien Ouest France le 14 aout 2020 ; « Solidaire ici, Solidaire là-bas » ==> ICI

Sur les gisements de travail dans le monde rural  Voir ==> ICI