Par Richard Boni Ouorou : 10-04-2021.

Il y a de ces clichés qui ont la peau dure, de ces amalgames qui résistent en dépit des faits, entretenus par l’industrie médiatique (Web et traditionnelle) un peu malgré elle — comme les autres procédés industriels, elle produit des résidus —, mais pas seulement par elle, et qui à la longue tendent à détériorer l’esprit de nuance dont il faut faire montre quand on vit en société. Les problèmes sociaux, les rapports politiques et les tensions idéologiques ou communautaires sont toujours complexes; les trivialiser ou les amplifier démesurément ne rend service à personne. La question du racisme en est un exemple, et je voudrais apporter ici quelques points de réflexion concernant le débat qu’il soulève en sol québécois.

Je vis au Québec depuis plus de douze ans. J’ai la citoyenneté canadienne en plus de celle du pays qui m’a vu naître, le Bénin, petit pays francophone d’Afrique noire — une appellation coloniale et réductrice (à la couleur de la peau) remplacée par Afrique subsaharienne. Je n’ai pas désespérément « migré » pas plus que j’ai voulu renier mes origines. Je n’avais pas en tête de retrouver ici des cousins, de rejoindre une fratrie ou une communauté africaine, mais cela ne voulait pas non plus dire tourner le dos à la diaspora. En fait, d’une manière qui me semble normale — et peut-être médiatiquement inintéressante — j’ai choisi de vivre parmi les Québécois, avec eux, de faire partie d’une société moderne et démocratique, d’y travailler, de contribuer à son enrichissement, et ce, sans m’ingénier à m’y fondre à tout prix ni chercher à revendiquer corps et âme ma « différence ».

Suis-je exceptionnel à cet égard? Non. Ma situation est celle de la grande majorité des immigrants et, comme eux, je fais ce que j’ai à faire et respecte ce que j’ai à respecter, profitant comme citoyen d’une marge de liberté individuelle fantastique grâce au libéralisme politique et au pluralisme bien présents ici.

Personnellement, je n’ai jamais senti au Québec que les autorités m’avaient à l’œil ni perçu quoi que ce soit qui ressemble à une machine étatique de propagande raciste, à un système formel de discrimination dans l’administration publique, à une institutionnalisation de la ségrégation, etc. Évidemment, si l’on considère la routine de tous les jours hors de la sphère privée comme une succession d’éléments en relation mutuelle au fil de laquelle peuvent se produire des interactions désagréables, des remarques désobligeantes, des comportements irrespectueux, voire violents, oui, on peut employer le terme « racisme systémique » pour résumer de telles éventualités, propres à tout contexte interactif plus ou moins organisé. Les imbéciles et les ignorants font partie de la réalité. Cela dit, le Québec ne les concentre pas, pas plus qu’il ne génère et répand la xénophobie, comme on le dit des substances actives diffusées à tous les tissus d’une plante via son « système ». Les Québécois ne possèdent pas cette « corde sensible » et, de mon point de vue, reconnaître qu’ils font globalement preuve de racisme systémique non seulement porte à confusion, mais contribue à durcir les positions et à fausser les représentations.

Nous ne vivons pas au Canada ce avec quoi nos voisins du sud sont encore aux prises malgré le mouvement d’émancipation des Afro-Américains et l’évolution des mœurs états-uniennes. Nous n’avons pas comme eux un moment fondateur esclavagiste ni des encrages mentaux plus ou moins ségrégationnistes — bien que ne s’exprimant plus dans la loi, ces derniers n’en sont pas moins toujours effectifs sous forme d’une paupérisation des « gens de couleur » et, sauf exception, de leur fatale exclusion des voies de pouvoir. Nous n’avons pas à composer avec cette fin de Rêve américain insupportable pour les Angry White Men; nous n’avons pas autant été meurtri par l’espoir déçu qu’a représenté la Présidence d’Obama et nous avons eu qu’à subir très indirectement le trumpisme. Rien ne force dès lors les minorités visibles du Canada à adopter l’esprit de révolte de type BLM — légitime et pertinent au pays de la NRA —, à afficher leur ras-le-bol avec rigidité et rancune, ni même à reproduire ici la rhétorique essentialiste et victimaire, elle qui même aux États-Unis n’a pu sortir de l’absurdité, parce qu’enchaînée aux arguties raciales. Comme le dit justement Thomas Chatterton Williams, l’antiracisme reste très insuffisant; ce qu’il faut, c’est être contre l’idée périmée de race.

Est-ce à dire que tout est idyllique dans la belle province? Bien sûr que non. Des organisations, des entreprises, des bureaucraties, des commerces… traînent de la patte dans leur aggiornamento normatif, abritent sans le savoir ou sans les voir — parfois par laxisme coupable — des individus mal aiguillés psychologiquement, grotesquement ignares ou issus de la meute intoxiquée; des erreurs de jugement et des bavures répressives se produisent ici et là; des groupuscules faussement libertariens intimident; de couards anonymes menacent les élus sur le Web; des préjugés hostiles à la diversité se reproduisent, etc.

Tout cela semble beaucoup, et ce l’est dans la mesure où une seule violence verbale ou physique en est une de trop, mais en comparaison avec les innombrables interactions, relations, rapports et échanges que nous avons entre nous chaque jour, cela reste anecdotique, j’allais dire insignifiant (au sens statistique). Ce qui ne veut pas dire, lorsque les attitudes de rejet plus ou moins colérique et les expressions d’intolérance ou de haine se transforment en méfaits, agressions et autres délits, de ne pas faire enquête et sévir; au contraire, ceux-ci doivent être pris pour ce qu’ils sont : des actes punissables par voie judiciaire.

Quoi qu’il arrive, par ailleurs, les médias d’information ont un rôle important à jouer en démocratie en permettant, dans les limites de la loi, à toutes les voix (que devrait raisonnablement entendre le public) de s’exprimer. Ces médias sont également nécessaires pour prévenir les débordements par leur éclairage des situations tensiogènes, par leur sensibilisation aux injustices et aux conditions porteuses d’inégalités, par leur dénonciation des négations des droits fondamentaux et des discriminations. Une tâche sérieuse et complexe. Or, compte tenu des nouvelles technologies de la communication, avec les logiques et les habitudes qu’elles ont fait naître, même pratiqué avec rigueur et sans sensationnalisme — ce qui n’est pas toujours le cas — le journalisme est aujourd’hui secondarisé et en voie de déclassement populaire, du moins est-il submergé par les flux et les délires en ligne. On peut se rassurer en pensant qu’il reste malgré tout l’École, ultime rempart contre la bêtise commercialement conditionnée, en autant que les gouvernements se décident à la rénover — pas rien qu’au niveau des murs et de la plomberie. Au Québec comme ailleurs au Canada, en effet, il est grand temps que les matières durables pour le vivre ensemble y soient obligatoirement au menu pour tous (sociologie, psychologie, histoire, philosophie…).

Toutefois, qui dit réforme des cursus scolaires de base, dit effets à moyen et long termes. Or, dans l’intervalle — revenons à nos moutons —, que faire face à la « problématique raciste »? D’abord, je le redis, l’erreur fondamentale que le sens commun contemporain tend à reproduire, notamment sous l’effet des raccourcis massmédiatiques et du discours antiraciste dominant lui-même, est de catégoriser superficiellement les citoyens et de les réduire à l’insignifiance du critère de ce classement, soit — dans le cadre de mes propos ici — la couleur de leur peau. Il y aurait ainsi, entre autres, les Noirs et les Blancs! La manière noire, la façon blanche; le cogito noir, l’esprit blanc; l’éthos noir, la culture blanche, etc. Au-delà de l’antagonisme, c’est cette détermination duale et creuse qui est navrante, comme si toutes les personnes au teint pâle (comme celles au teint foncé de leur côté) étaient issues du même moule, qu’elles obéissaient aux mêmes automatismes, qu’elles avaient les mêmes valeurs, croyances, désirs, visions du monde… Il y a longtemps que les sciences dures ont montré les limites « explicatives » très restreintes du concept de race (essentiellement basé, chez l’humain, sur des éléments de l’enveloppe corporelle) et que les sciences sociales ont décrit comment et à quel point l’environnement culturel et social façonne profondément les manières d’être, de penser et de sentir des gens, bref leur corps et leur esprit, et ce peu importe où ils se trouvent sur la planète.

Un tel simplisme (Blanc / Noir) m’a toujours dérouté. Dans une pure logique de propagande réactionnaire fascisante, celle qui s’élève tel un remugle des blockhouses suprémacistes et qui contamine plus ou moins le jugement de la droite au gré des faits divers, je peux comprendre la tactique : simplifier à outrance, amalgamer et généraliser pour mieux dénigrer et pour ratisser large. Mais dans le cas des groupes contre le racisme et de défense « des Noirs », dont d’aucuns se réclament d’un humanisme progressiste, je ne peux saisir pourquoi on y reprend la même typologie. Oui, il faut parfois être pragmatique et cataloguer frappe davantage l’imaginaire que dialoguer, mais à quoi ça rime? L’identité noire, qu’est-ce que c’est que ça? Au Canada, de nos jours, batailler pour défendre cette prétendue essence est une vue de l’esprit; même la négritude — ne lancez pas l’anathème, s.v.p., le terme a été créé par le Martiniquais Aimé Césaire — n’y a aucune signification pratique.

Disons les choses autrement. Je viens d’un continent de 30 millions de km2 où se trouvent 54 pays, des centaines de langues, dialectes et religions et plus d’un milliard de personnes. Penser dès lors qu’en disant de moi que je suis Africain est d’une grande utilité pour me définir et me résumer est une aberration. Même en faisant fi des distinctions individuelles, il y a plus de différences par exemple entre l’habitant moyen du Bénin et celui du Soudan qu’il y en a entre moi et mes voisins de banlieue. Qui plus est, chose encore plus troublante, aux yeux de plusieurs (intolérants comme défenseurs), l’étiquette « Noir » suffirait à me déterminer. J’y vois surtout matière à clichés, prénotions et préjugés que les cultures populaires nord-américaines et de masse consomment. Toutefois, la façon dont on peut ici se représenter les Africains n’est pas pure invention compte tenu des échos médiatiques qui sont faits à ce qui se passe dans certains pays d’Afrique, étant donné leur niveau de pauvreté et de corruption, leur sous-scolarisation, leurs régimes dictatoriaux passés et présents, etc. À la limite, je pourrais comprendre des regards dubitatifs, voire dédaigneux portés sur moi de prime abord; sans être acceptables, ils ont un fond, certes vaseux, mais réel quand même. Le défi est alors de faire en sorte qu’ils n’en restent pas là, pour ainsi dire, abandonnés à l’ignorance. La raison, les nuances et l’ouverture d’esprit se nourrissent du dialogue, non des réductions.

La plus grande marque de respect et d’inclusion dont on puisse me gratifier, c’est de me voir d’abord comme un citoyen, un Québécois, un contribuable…; c’est de s’adresser à moi en tant que travailleur, consultant, père…; c’est de discuter avec moi de toutes sortes d’activités et de sujets, ceux qui me passionnent comme ceux que je gagnerais à découvrir; bref, c’est de me considérer pour ce qui me définit réellement. Et s’il m’arrivait malheur (maladie, chômage, accident, escroquerie, agression, etc.), je voudrais trouver aide et conseils auprès de gens et d’organismes dévoués aux malades, aux pauvres, aux éclopés, aux victimes de crimes économiques ou de violence, etc., avec tous les autres citoyens dans le même cas, peu importe leurs origines, leur communauté ethnique ou leur teint.

Cela dit, quand dans une conversation une personne me glisse spontanément et sans malice un « Vous-êtes noir… », je trouve cela plutôt comique, comprenant par son constat trivial le même type de chose que si elle disait à un autre qu’il est blond, frisé, grand ou droitier. Par contre, ça devient moins drôle lorsqu’on veut m’apprendre que je suis « un Noir », qu’on veut me convaincre que telle est mon identité. Il y a quelque chose à la fois d’infantile dans cette façon d’appréhender, à l’image du bambin considérant sans distinction le charbon, l’encre et l’asphalte comme « du noir », et même de néantisant puisque c’est vouloir faire d’un attribut épidermique un critère ontologique, le fondement de la définition de soi. Encore une fois, venant de la rhétorique (proprement raciste) d’extrême droite et de ses dégradés, une telle réduction ne surprend pas, mais dans la bouche des zélateurs anti-, cela me désole.

Une analyse sociologique plus poussée nous inviterait sans doute à situer la frénésie identitaire actuelle (et sa quête de sens par la différenciation somatique notamment) dans le glissement de l’individualisme moderne vers l’individualisme narcissique postmoderne au sein duquel émergent différentes idéologies posant le corps comme base d’unification de l’identité du Sujet. Restons-en ici « aux Noirs » et à ceux qui les défendent au Québec, au Canada : en insistant sur « leur différence » et à crier au racisme à tout vent en pointant du doigt aussi bien Monsieur-Toute-le-Monde que les institutions, ils risquent effectivement de convaincre le peuple qu’ils sont différents, viscéralement, et d’entraîner ce dernier sur une pente qu’auront rendue glissante la propagande et la désinformation cryptoracistes, aussi marginales soient-elles, médias sociaux aidant.

Qu’on me comprenne bien : le problème n’est pas qu’il y ait une vitalité contestataire, des embryons de mouvements sociaux, une contre-culture, des groupes minoritaires qui décoiffent les orthodoxies, des artistes qui dérangent la bien-pensance, des discours critiques (aussi woke soient-ils), etc. Mais ce sont bien davantage les grands lobbies, les accointances souterraines, les filières interlopes, les GAFAM, la mondialisation néolibérale, les richesses et les écarts extrêmes, la destruction de l’environnement… qui risquent de rendre la cohabitation insoutenable. Le complexe techno-financier-industriel qui produit (aussi) des impacts négatifs sur nos vies mérite d’être dans le viseur, d’être fortement décrié, amendé, et il ne faudrait surtout pas que par un détournement des priorités la société civile et le front des citoyens engagés, du moins plus éveillés, gaspillent leur énergie dans des bagarres de substitution faisant justement l’affaire des forces et des structures qui oppriment vraiment. Le risque que chacun se prenne pour un île est bien réel — notamment à cause non plus simplement du télescopage des vies privée et publique, mais de leur confusion totale particulièrement chez les jeunes sous l’effet d’attraction de leur téléphone —; en perdant de vue l’universalisme, personne ne gagne, sauf l’overclass.

Combler l’ère du vide par un surinvestissement, voire une obsession des « différences » (intensifiées par une doxa du partage victimaire) au détriment des grands projets communs, des convergences et des transcendances bénéfiques à tous n’est pas viable pour un vivre ensemble harmonieux. Le sauvetage du savoir-vivre, de la politesse et de l’empathie, lesquels au demeurant sont nécessaires en tout contexte (de l’académie à la rue), ne passe pas par une collection de groupes étanches et repliés sur eux, par une ergonomie de l’évitement ou encore par la blasphémisation de certains mots du vocabulaire de la langue française.

À cet égard, d’ailleurs, l’abîme ne peut qu’appeler l’abîme quand on sait que les groupuscules néonazis et ceux de la même nébuleuse, du haut de leur différence à eux, ont également la mèche courte, qu’ils sont rapides sur la gâchette pour déformer les accrocs et amplifier les menaces à la liberté d’expression dont ils s’improvisent machiavéliquement les chantres lors de leurs envolées populistes; une liberté d’expression effectivement populaire en nos démocraties, et qu’ils instrumentalisent tant pour rallier que pour provoquer, ce qui déclenche alors à l’autre bout une réaction parfois tout aussi exagérée : « le Québec est raciste ».

Il y a un proverbe béninois qui dit que dans la forêt, le serpent fuit le chasseur tout comme le chasseur fuit le serpent. L’un ne connaît pas les habitudes de l’autre, tous deux ne peuvent se comprendre et, quand ils se rencontrent par hasard, ils sont pris pour s’affronter sans être ennemis. La méfiance, l’ignorance, la peur et la réaction d’évitement de l’Autre sont des conséquences — pas seulement, mais beaucoup — d’une compartimentation de la vie sociale, du délaissement des valeurs universalistes et de la raison au profit des sensations. Pour détester radicalement les « étranges », il faut un motif ancré dans l’histoire et les mœurs; au Québec, délires de caniveau mis à part, je ne note pas ce penchant collectif.